Texte de Marie Desjardins
Date de parution : 25 juillet 2017Récemment on apprenait que dans les écoles en Finlande, on n’enseignera plus aucune matière « traditionnelle ». C’est Frank Zappa qui aurait été content. Il n’avait de cesse de rappeler, sans agressivité ni prétention, mais avec une grande fermeté de ton, la supériorité culturelle de l’Europe sur l’Amérique. Ce natif de Baltimore d’origine méditerranéenne déplorait cela. Et surtout l’indifférence à l’égard de l’importance de l’esthétique. « Un peuple qui ne s’occupe pas de sa culture, affirmait-il, ne mérite pas d’exister. »
Zappa le radical. Qui, à une époque, a songé à se présenter à la présidence des États-Unis.
Freak et non hippie, comme il le précisait.
Freak non intoxiqué, sauf à l’effort, à la persévérance, à l’excellence, à l’expression totale et sans compromis. On lui doit une foule d’innovations, dont le premier album double de l’histoire du rock.
Que dirait le fondateur des Mothers of Invention devant ce que devient la culture (si tant est qu’on peut la nommer ainsi) ? Que penserait-il du monde tout simplement ? En 1993, année de la mort de Zappa, tristement fauché par un cancer, la donne internationale était bien autre chose. Mars n’était pas encore une option pour foutre le camp.
Bref, l’idée n’est pas de critiquer mais de profiter de l’occasion de rappeler que Zappa, lui, a beaucoup fait pour la culture américaine, pour ce pays qu’il critiquait amèrement, mais qu’il aimait. Il en est l’un des représentants les plus éminents, comme Emerson ou Pollock. Une sorte d’exemple à suivre, de modèle d’inspiration. Le mec était zen, en phase, profond, intelligent, bon, audacieux, solide, irrévérencieux, caustique – inoubliable. Les États-Unis, dans toute leur étroitesse d’esprit (selon Zappa) produisent néanmoins ce genre de génie… Et aux States, il en pleut, des talents. Il y en a, de la réflexion. Le propre d’une démocratie n’est-il pas la division ? Quand la moitié des gens sont satisfaits, l’autre gueule. Ce pays – immense, incomparable – est à l’image même de l’œuvre éclectique de l’auteur de Penis dimension : divers et contradictoire, impulsif et exigeant, quoi encore…
Unique.
C’est ce montre brillamment Eat this question (2016), documentaire de Thorsten Schütte. Dans ce film qui lui est consacré, Zappa revit. On l’observe à toutes les époques, de diverses scènes au Congrès de Washington, alors assis dans le banc des accusés pour des raisons de censure, coupable de subversion ; dans son studio de musique à cent fois remettre son ouvrage sur le métier car il veut la perfection ; mais aussi aux côtés d’un Kent Nagano jeune et fougueux, tandis qu’à Londres, Zappa faisait enregistrer un de ses albums par le London Symphony Orchestra, qu’il avait en haute estime. Le chanteur-compositeur-musicien-réalisateur se confie, les yeux fixant la caméra. Il explique. Il affirme. Il dénonce. Avec une pondération et une gravité quasi christique.
Toujours la même chose.
L’ignorance. Le mensonge. La bêtise.
Pourrait-on en taxer le 21e siècle ?
Les jugements de Zappa sont aussi intransigeants que ce qu’il exècre : l’institution en général, avec un grand i. Cette rock star philosophe – ce fou, cet excentrique, ce penseur aussi décrié que louangé, coiffé de lulus et se produisant torse nu, une sorte de maître, en vérité – invite calmement, sérieusement, sur un ton égal, à la liberté en majuscules. Totale, celle-ci est la seule voie vers la véritable créativité. Or, dans nos sociétés pourtant « modernes », à l’heure de l’incontournable formatage et de la commercialisation barbare, la liberté sur laquelle on ne cesse de discourir est très peu encouragée. Le terrorisme, ça se passe là, aussi. « … Ce qui bloque le progrès de la civilisation, déclarait-il au journaliste Yves Bigot, c’est que les gens qui se considèrent normaux empoisonnent la vie de ceux qu’ils appellent « anormaux », ou marginaux […]. Et il précisait que les idées « géniales, novatrices, sont toujours le fruit de gens atypiques, asociaux […] »
Si, dans des sociétés en apparence sans guerre, justement dites civilisées, l’humain ne peut être en mesure de se découvrir lui-même, ne peut être et dire, où allons-nous ? S’il était donné à Zappa de commenter l’actualité de nos jours, surtout ces jours-ci, c’est de la consternation qu’on lirait dans ses yeux mordorés, de la tristesse qu’on discernerait dans son sourire. Celui d’un gentleman hors norme – étrange sage de l’ère atomique.
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