Texte de Marie Desjardins
Date de parution : 18 septembre 2016Le 18 septembre 1970, il y a quarante-six ans, la stupeur et la consternation envahirent le monde pop, à Londres surtout, où Jimi Hendrix venait de rendre l’âme.
Petit, il priait. Demandant à Dieu de venir le chercher dans son sommeil. Tout jeune il s’était tourné vers l’Esprit, à défaut d’avoir une famille unie et heureuse. Vingt-sept ans plus tard, sa demande était exaucée. Le musicien mourut étouffé par ses propres vomissures (ou peut-être assassiné, selon son manager), après avoir surconsommé drogues et alcool, autant d’outils de travail servant à ouvrir sa conscience et à rendre les sons qui sidérèrent d’admiration tant de ses pairs. À force de distorsion, son étonnante messe hallucinatoire a reproduit orgasmes, rafales de mitraillettes, marteaux pilons, explosions, décollages d’avions, volcans en éruption et aussi toute la métaphore monstrueuse et terrifiante de la guerre du Vietnam à laquelle il aurait pu participer. Avant lui, jamais on n’avait entendu ça. Ces symphonies contemporaines. Ces accès directs à l’horreur. « S’il ne reste qu’un nom dans toute l’histoire du rock’n’roll dans cent ans, dira Pete Townsend, des Who, qui l’a connu et fréquenté, ne cherchez pas, ce sera forcément Jimi Hendrix. »
Miles Davis l’intraitable aurait souhaité jouer avec lui. Keith Richards le découvrit à New York avec émerveillement. Chas Chandler des Animals lui donna sa chance et fit fortune. Lorsque Clapton l’entendit, alors qu’il l’invita à jammer sur scène avec Cream, il comprit qu’il venait d’être dépassé. Le génie messianique était devant lui. Johnny Hallyday, le rencontrant à Londres, lui proposa aussitôt d’être le nom de la première partie de sa tournée en France. À la même époque, Jim Morrison et son band souhaitaient ouvrir les fameuses portes de la perception. Hendrix avait déjà trouvé les clés, fait sauter les verrous, et il circulait dans ce mystère, ce savoir, la toute-puissance de l’infini, en glissant ses doigts sur les cordes de ses guitares, les plus aimées de ses femmes.
Les élus souffrent plus que les autres. C’est su et connu. Inutile de revenir là-dessus, et pourtant il le faut. La mère de Jimi était une enfant, buvant et couchant pour se sortir de la misère. Le père faisait la guerre en Europe. C’était au début des années 1940, à Seattle. Jimi fut balloté de ses grands-parents à une tante en passant par des familles d’accueil. Il écrivait des poèmes, il écoutait du gospel, son cœur était ouvert et bienveillant. Tous les fans savent qu’il fut renvoyé de son école pour avoir osé prendre la main d’une Blanche, à l’époque où, aux States, les Negros devaient s’entasser à l’arrière des autobus, dans la section minuscule qui leur était réservée. À vingt ans, Jimi est à New York. Souvent, il dort sur le trottoir, après avoir performé dans des clubs. Le métis impressionne et résiste à toutes les classifications. Il fait de l’ombre aux musiciens noirs qui craignent son talent, dérange les Blancs qui n’aiment pas les Noirs, et perturbe en se réclamant de ses origines cherokee.
La chance – en est-ce bien une? – tourne, et dès 1966, l’année dont il avait le pressentiment qu’elle serait la bonne, Hendrix débarque dans la capitale anglaise. Autant dire un tsunami. Autour de Carnaby Street, les Mods imposent un style, mais leurs cheveux laissent encore voir leurs yeux et les jeunes s’entassant dans les clubs portent des costumes et des chaussures vernies. C’est l’Europe, ancienne et raffinée… L’explosion rock a un temps de retard de l’autre côté de l’Atlantique, même si elle sera percutante, surtout grâce au concours d’Hendrix qui fait flamber le brasier, comme il le fera – mythiquement – avec sa guitare offerte en sacrifice et en hommage au festival de Monterey. « Il n’était pas possédé par la rage adolescente, comme les groupes rock de Londres, mais par la transe magique », précise très justement Jean-Paul Bourre, dans ses Mythes et légendes du rock. Hendrix est l’artiste qui remet tout en question, l’incarnation même du flower power. Coiffure afro, vestes à fleurs multicolores et d’officiers d’un autre temps, bagues dans les deux mains, foulard, colliers, chemises à jabot, kimonos. Les acrobaties qu’il exécute avec sa guitare consacre son style que personne ou presque n’osera imiter sans avoir l’air ridicule. Il y a un seul Jimi Hendrix. Il est l’avant-garde, le chemin à suivre, la fascination.
À Londres, sur la façade du 23 Brook Street, une plaque commémorative indique que Jimi, surnommé le Black Elvis, a résidé dans cet immeuble pendant un an. L’appartement, décoré à l’identique, est devenu un musée, géré par sa dernière copine. L’important à retenir est que cette plaque, posée en présence de Pete Townsend en 1997, est la première en Angleterre à avoir été accordée à un Noir… À l’heure actuelle – celle d’un chaos planétaire – cette précision prête à réflexion en ce qui concerne l’acceptation, l’ouverture et le respect. Jimi en aura fait les frais, traçant la voie à ceux qui sont venus à sa suite, dont Bob Marley, pour ne citer que ce Jamaïcain devenu un vrai Londonien. Cela ferait bien rire Miles, s’il était toujours de ce monde, car lui ne crut jamais en l’infinitésimale possibilité de réel respect à l’égard de son peuple. Jimi avait sans doute été moins écorché que le prince Davis… Jimi qui rayonnait d’amour sauf quand il défonçait ses enceintes, exutoires de sa peine profonde et de celle de son peuple, justement. Lui savait où diriger les coups, épargnant les innocents, confondant les malveillants.
Une sorte de prophète?
Bien sûr.
Tant de journalistes, de biographes, d’historiens du rock, avec ou sans bonheur, ont tenté de le décrire. Hendrix n’échappe à aucun écrivain du rock. Que peut-on encore dire à son sujet? Sans doute se réclamer d’une certaine philosophie chinoise, qui prône le silence bien davantage que la parole. Car devant la beauté, la grandeur, le génie, il ne sert à rien de s’exprimer.
Regarder suffit.
Écouter.
Se souvenir.
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